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La Cour suprême du Kenya a validé les résultats de l’élection présidentielle d’août 2022 en affirmant que le vice-président William Samoei Arap Ruto serait le cinquième président du Kenya. Ruto a recueilli 50,5 % des voix contre 48,9 % pour Raila Odinga, soit une différence de 233 000 voix sur plus de 14 millions des suffrages exprimés.
Il faut cependant noter que le processus électoral s’est déroulé dans un climat nettement plus transparent, compétitif et démocratique que n’importe quelle élection précédente au Kenya. Afin de normaliser ces mesures, que ce soit au Kenya ou ailleurs en Afrique, il convient donc de comprendre les facteurs qui ont contribué à atteindre cet objectif plus élevé.
Principaux points à retenir
1. L’observation indépendante des élections renforce la légitimité de ses résultats
Les résultats validés par la Cour suprême ont été largement acceptés, en partie parce qu’ils ont été corroborés par la plus grande coalition de surveillance des élections au Kenya, le Groupe d’observation des élections (ELOG) basé à Nairobi. Son système de tabulation parallèle des votes (PVT) a produit des résultats quasiment identiques à ceux de la Commission électorale et des frontières indépendante (IEBC), avec une marge d’erreur comprise entre 0,1 et 2,1 %. ELOG a déployé 5 000 observateurs dans les 47 comtés, couvrant 47 000 bureaux de vote. Un millier d’observateurs PVT supplémentaires ont analysé en temps réel les données arrivant au portail de l’IEBC.
En complément du PVT, et pour la première fois au Kenya et peut-être en Afrique, les données de l’IEBC provenant des bureaux de vote étaient accessibles au public. Cela a permis aux médias kényans d’effectuer leurs propres décomptes et de publier les résultats provisoires 72 heures avant l’IEBC. Armés de ces données, ils ont également fourni une analyse du scrutin 24 heures sur 24, établissant ainsi une nouvelle norme digne d’être répliquée. Le flux constant de données a permis aux partis politiques, aux organisations de la société civile et aux citoyens ordinaires de suivre simultanément les résultats en cours de dépouillement. En d’autres termes, le public est resté informé de la nature en dents de scie du concours et des facteurs qui en façonnaient le résultat, facilitant sa crédibilité.
2. Les candidats donnent le ton en désavouant la violence
À leur crédit et malgré une course serrée, les deux principaux candidats ont fait preuve de retenue en s’abstenant d’invoquer leurs partisans à la violence pendant le processus électoral. Raila Odinga, en particulier, a fait preuve de leadership et d’un engagement envers le processus démocratique lorsque, dans les jours qui ont suivi l’annonce des résultats des élections par l’IEBC et alors que ses partisans étaient prêts à prendre les choses en main, il a déclaré qu’il porterait son recours devant les tribunaux. Plutôt que de choisir la violence pour renforcer son influence ou détourner l’attention des calculs électoraux, il a appelé ses partisans à rentrer chez eux pendant qu’il travaillait dans le cadre du système judiciaire. Odinga a invoqué le même principe en acceptant le verdict unanime de la cour, même s’il n’était pas d’accord avec. Ce leadership courageux ne doit pas être tenu pour acquis. Les Kenyans de toutes tendances politiques devraient honorer cet acte de service public où les intérêts de la nation sont passés avant ceux de l’individu. C’est une norme à respecter lors des prochaines élections.
« Plutôt que de choisir la violence pour renforcer son influence ou détourner l’attention des calculs électoraux, Odinga a appelé ses partisans à rentrer chez eux pendant qu’il travaillait dans le cadre du système judiciaire ».
Des actes similaires de magnanimité politique ont été observés tout au long de la liste du parti. Ainsi, les perdants aux scrutins de gouverneurs ou autres postes locaux ont prononcé tôt et souvent leurs discours de concession. Cela a créé ce que le commentateur politique kenyan Patrick Gathara a appelé « une élection non kenyane », en contraste frappant avec les élections précédentes qui avaient étaient caractérisées par de mauvaises pratiques flagrantes.
3. Les tribunaux peuvent être une force pour la stabilité
« Avec l’adoption d’une nouvelle constitution en 2010, le Kenya s’est lentement et délibérément réinventé, à côté de sa démocratie », déclare Patrick Gathara. Selon lui, cette élection a également démontré un haut degré de maturité démocratique, les Kenyans ayant choisi de régler leurs différends par le bulletin de vote plutôt que par la force.
Cette confiance accrue dans les tribunaux s’explique en grande partie par la Constitution de 2010, qui a renforcé l’indépendance du système judiciaire et des autres institutions de contrôle du Kenya. La décision d’Odinga de recourir aux voies légales pour répondre à ses griefs a été en partie motivée par un nouveau sentiment de confiance dans le système judiciaire. Pour que les tribunaux jouent un rôle stabilisateur similaire à travers l’Afrique, cette confiance doit cependant être méritée.
Une étape charnière dans cette évolution de l’indépendance judiciaire a été le jugement historique Maina Kiai de 2016, rendu suite à un recours déposé par la société civile et introduit avant l’élection de 2017 par le juriste Maina Kiai. En lui donnant raison, la Haute Cour a rendu une décision qui a refaçonné les lois électorales du Kenya en introduisant des normes révolutionnaires en matière de transparence, d’appropriation, d’intégrité et de responsabilité. Ses les résultats en ont été visibles lors des plus récents scrutins.
Parmi d’autres permutations, la Cour a statué que les résultats des élections dans chaque bureau de vote sont définitifs et ne peuvent en aucun cas être modifiés. Cette décision a mis fin à la pratique qui conférait au président de l’IEBC des pouvoirs étendus lui permettant, seul, de « confirmer, modifier, changer et/ou vérifier les résultats de l’élection présidentielle ». Le jugement Kiai a été confirmé dans son intégralité en août 2017 par la Cour d’appel, la plus haute juridiction du Kenya, qui a rejeté un appel du gouvernement. La décision de la Cour suprême d’annuler les élections de 2017 avait été fondée sur ce recours.
Si des doutes sur l’autonomie du système judiciaire kényan persistent, de nombreux Kenyans affirmant qu’au moins une partie des juges du pays sont corrompus, les cours supérieures du Kenya, quelle que soit leur composition, ont laborieusement établi des traditions d’indépendance institutionnelle. Des partisans citent l’arrêt historique rendu par la Cour suprême en mars 2022, qui a déclaré illégale l’initiative controversée « Building Bridges » (BBI). Celui-ci a rapidement empêché la tenue du référendum soutenu par le gouvernement qui l’aurait approuvé. Cette initiative aurait rétabli la « présidence impériale » de l’ère Daniel Arap Moi que la Constitution de 2010 avait aboli.
Un autre avantage de la transparence accrue du processus électoral est que la Cour suprême continuera de faire l’objet d’un contrôle accru lors de futures élections. Étant donné que le public a eu accès à toutes les données des sondages de l’IEBC, les citoyens sont mieux placés qu’auparavant pour évaluer la performance de la Cour.
4. La nécessité de technocratiser davantage l’IEBC
De toute évidence, l’élection ne s’est néanmoins pas déroulée sans problèmes. Dans son recours, le parti Azimio La Umoja d’Odinga a allégué que l’IEBC avait raté la vérification des résultats des bureaux de vote, en particulier lors des dernières étapes du décompte. Quatre des sept commissaires de l’IEBC, dont la vice-présidente Juliana Cherera, ont désavoué les résultats quelques instants avant leur publication le 15 août par le président de l’IEBC, Wafula Chebukati. Les commissaires dissidents de l’IEBC affirment avoir été exclus de la vérification et de l’agrégation des résultats. Selon Cherera, « Nous [l’IEBC] avons amélioré nos processus…nous avons relevé la barre, mais la dernière phase était opaque».
Cela met en évidence un domaine clé pour la poursuite de la réforme. D’éminents juristes débattent maintenant de la manière dont les problèmes qui assaillent la phase finale de l’élection pourraient être résolus. Une solution recommandée consiste à étendre les dispositions du jugement Maini Kiai. Kiai observe qu’il pourrait être amélioré en permettant aux bureaux de vote d’annoncer leurs résultats après les avoir saisis sur le formulaire papier 34 A, le principal compte rendu des voix au Kenya. « Avec le recul, il y a encore place à la manipulation car tout peut arriver lors de la transmission électronique du formulaire 34 A pour vérification à Nairobi. Pensez-y, pourquoi les résultats finaux devraient-ils être vérifiés loin de leur source ? Cela laisse place au genre de conflits que nous avons vus au sein de l’IEBC ».
Kiai ajoute que la saisie manuelle des résultats au bureau de vote n’a pas besoin d’être transmise par voie électronique pour « vérification » à Nairobi. « Nous avons appris avec le recul que la transmission électronique peut être manipulée même dans des contextes plus parfaits. Nous examinons quelques précédents externes qui peuvent être inscrits dans nos lois électorales, comme les Pays-Bas qui sont revenus aux saisies manuelles dans tous les domaines » pour se protéger contre une éventuelle ingérence étrangère.
« Le renforcement des dimensions et des restrictions technocratiques de l’IEBC peut également conduire à un environnement plus sûr pour le personnel électoral ».
Le renforcement des dimensions et des restrictions technocratiques de l’IEBC peut également conduire à un environnement plus sûr pour le personnel électoral. Le président Chebukati a déploré que ses agents et ses commissaires aient fait l’objet d’intimidations, de menaces, d’arrestations arbitraires et de disparitions forcées pendant le décompte. Le meurtre de Daniel Mbolu Musyoka, haut responsable de l’IEBC, en est une illustration glaçante. Il a été enlevé d’un centre de dépouillement dans la circonscription disputée d’Embakasi le 11 août, alors même qu’il s’apprêtait à annoncer les résultats. Deux jours plus tard, son corps, mutilé de signes de torture et d’étranglement, a été retrouvé jeté près d’une forêt De même, la vice-présidente Cherera a allégué de multiples menaces à son encontre.
Les services de sécurité kenyans subissent des pressions pour enquêter sur ces plaintes ainsi que sur d’autres plus graves, un rappel brutal du travail encore inachevé auquel sont confrontés les Kenyans pour consolider des gains démocratiques durement acquis.
5. L’ethnicité ne doit pas définir les motivations des électeurs
Contre toute attente, la communauté la plus importante et la plus influente économiquement du Kenya, celle des Kikuyu, a voté massivement pour William Ruto, un Kalenjin, lui offrant une victoire dans sa rivalité avec Uhuru Kenyatta, son ancien proche allié depuis plus de 20 ans. Ceci est significatif étant donné les souvenirs encore frais des scrutins tristement célèbres de 2007, lorsque les rivalités entre les élites des deux communautés et les Luo, dont Odinga est originaire, ont éclaté en explosions de violence qui ont amené le Kenya au bord de la guerre civile.
En votant pour Ruto cette fois-ci, les Kenyans du centre ont également répudié le puissant Conseil des anciens Kikuyu – le faiseurs de roi puissant mais officieux de la région – qui avait dit à ses fidèles de voter selon les souhaits de la famille Kenyatta. En particulier, Ruto a obtenu une victoire écrasante dans les circonscriptions du président Kenyatta et de la colistière d’Odinga, Martha Karua, l’une des politiciennes les plus redoutables du centre du Kenya. Selon la politologue kenyane Macharia Munene, « les gens se détournent de cette [ethnicité], disant qu’ils ne veulent plus être considérés comme acquis ».
Pour illustrer ce phénomène, Ruto et Odinga se sont attaqués de manière agressive à leurs fiefs respectifs, dont certaines poches sont devenues des champs de bataille âprement disputés – loin des « zones sûres » qu’elles étaient censées être. En termes simples, l’ancienne politique des pivots ethniques incontestés et des familles politiques dominantes semble avoir perdu de sa résonance parmi les électeurs kenyans.
6. Les présidents sortants n’obtiennent pas toujours leur dauphin désigné
La défaite de Raila Odinga a été largement interprétée comme une humiliation majeure pour le président Kenyatta. Ce dernier avait en effet, après leur « poignée de main » de 2018, apporté tout son soutien à Odinga. Celle-ci avait permis de mettre leur inimitié de côté et davantage isolé William Ruto. Certains estiment que les électeurs ont tenté de tenir Kenyatta et Odinga pour responsables de leur tentative d’instaurer la BBI, une initiative qui s’est avérée extrêmement impopulaire.
D’autres affirment que la marque d’Odinga a été invariablement endommagée, car le ticket Ruto a mis en avant le fait que le vieux dirigeant de l’opposition n’était que le « projet » de Kenyatta. Cela avait évoqué les élections de 2002, tout aussi importantes, au cours desquelles le jeune Kenyatta, dauphin choisi par le président Daniel Arap Moi, n’avait recueilli que 31 % des voix dans ce qui s’est avéré être un raz-de-marée de l’opposition contre le régime. Son image de « projet de Moi » s’était avérée un handicap majeur, car même sa propre circonscription avait voté pour l’opposition.
Les élections de plus en plus imprévisibles et compétitives du Kenya vont à l’encontre de la tendance générale dans une région où le trucage des scrutins et l’imposition de résultats électoraux prédéterminés sont souvent la norme.
7. Un engagement civique soutenu pour les réformes institutionnelles peut avoir un impact stratégique
Les partis au pouvoir dans une grande partie de l’Afrique font souvent de grands efforts pour contrôler étroitement les commissions électorales afin de se maintenir au pouvoir. Au Kenya, l’évolution actuelle vers des élections plus crédibles est le fruit d’un contentieux d’intérêt public soutenu visant à redonner vie à l’IEBC et à rendre les lois électorales conformes aux exigences constitutionnelles.
La ténacité et l’esprit d’anticipation de la société civile et des groupes professionnels, notamment de la Law Society of Kenya, ont joué un rôle clé, comme le montre l’historique des recours constitutionnels révolutionnaires remontant aux élections de 2017. Ceci, à son tour, a grandement bénéficié d’un pouvoir judiciaire qui a démontré une volonté croissante d’affirmer son indépendance et de statuer dans l’intérêt public. Collectivement, ces progrès soulignent la valeur de la réforme institutionnelle aussi laborieux que puisse être son processus.
Une feuille de route pour la réforme
« Les Kenyans ont ainsi établi une feuille de route non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour les réformateurs démocratiques du continent ».
Les élections générales de 2022 au Kenya n’ont pas suivi le scénario familier selon lequel les électeurs exercent leur devoir civique seulement pour ensuite se rasseoir et voir, impuissants, leurs votes être manipulés. Les Kenyans ont tenté de changer la donne en adoptant des réformes constitutionnelles globales, et en soutenant une citoyenneté active et vigilante associée à un système judiciaire de plus en plus indépendant. Les Kenyans ont ainsi établi une feuille de route non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour les réformateurs démocratiques du continent qui cherchent à renforcer l’intégrité et la légitimité de leurs processus électoraux.
Ressources complémentaires
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Les élections kenyanes, une nouvelle épreuve dans le parcours démocratique du pays », Éclairage , 21 juillet 2022.
- Charles A. Ray, « Kenya’s Elections Will Come Down to the Wire », Analysis, Foreign Policy Research Institute, 28 juin 2022.
- International Crisis Group, « Kenya’s 2022 Election : High Stakes », Briefing No 182, 9 juin 2022.
- Catherine Lena Kelly, « La justice et l’État de droit, pierres angulaires de la sécurité en Afrique », Éclairage , Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 8 juin 2021.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Trois leçons à tirer de la décision de la Cour suprême du Kenya », Éclairage, 8 septembre 2017.
- Godfrey Musila, « Les réformes juridiques visent à prévenir la violence électorale au Kenya », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 4 août 2017.